Lesbiennes et révolutionnaires : marxisme, matérialisme et non mixité
Ce samedi 26 avril 2025 câest la journĂ©e internationale de la visibilitĂ© lesbienne. Et comme depuis quatre ans, une manifestation aura lieu Ă Paris. Câest lâoccasion de revenir pendant ce mois de la visibilitĂ© lesbienne sur lâhistoire de nos luttes et de la construction de lâidentitĂ© gouine en tant quâidentitĂ© politique. Alors quâaujourdâhui nous sommes prises entre le rouleau compresseur de lâordre rĂ©actionnaire et dâune politique dâintĂ©gration massive du capitalisme, il nous semble nĂ©cessaire de reprendre nos histoires pour en comprendre la portĂ©e. Car loin de nous satisfaire de la seule visibilitĂ©, aux inverti·e·s nous pensons lâidentitĂ© comme lâoutil dâune stratĂ©gie rĂ©volutionnaire pour nous Ă©manciper.Â
Ce samedi 26 avril 2025 câest la journĂ©e internationale de la visibilitĂ© lesbienne. Et comme depuis quatre ans, une manifestation aura lieu Ă Paris. Câest lâoccasion de revenir pendant ce mois de la visibilitĂ© lesbienne sur lâhistoire de nos luttes et de la construction de lâidentitĂ© gouine en tant quâidentitĂ© politique. Alors quâaujourdâhui nous sommes prises entre le rouleau compresseur de lâordre rĂ©actionnaire et dâune politique dâintĂ©gration massive du capitalisme, il nous semble nĂ©cessaire de reprendre nos histoires pour en comprendre la portĂ©e. Car loin de nous satisfaire de la seule visibilitĂ©, aux inverti·e·s nous pensons lâidentitĂ© comme lâoutil dâune stratĂ©gie rĂ©volutionnaire pour nous Ă©manciper.Â
Nous ne sommes pas gouines parce que nous nous sentons gouines, nous le sommes parce que le systĂšme nous fait gouines, c'est-Ă -dire des marginales exclues de la structure hĂ©tĂ©rosexuelle. Nous sommes gouines parce que nos dĂ©sirs sexuels nous permettent dâĂ©chapper Ă une partie de la violence structurelle de la famille nuclĂ©aire du systĂšme capitaliste. Nous sommes gouines et donc partiellement femmes. Nous sommes gouines parce que le systĂšme nous a dĂ©fini comme Ă©tranges et potentiellement dangereuses, inaptes Ă la reproduction sociale. Cette identitĂ© quâon nous assigne, nous faisons le choix de la reprendre, de la rendre politique, de rendre politique nos dĂ©sirs et nos sexualitĂ©s pour mettre Ă jour la violence systĂ©mique et faire Ă©clater les contradictions du systĂšme. Nous faisons le choix dâinvestir ce quâil y a de rĂ©volutionnaire dans nos identitĂ©s.Â
Dans cet article, nous revenons sur les tensions qui existent entre lesbiennes et mouvement rĂ©volutionnaire, sur la nĂ©cessitĂ© historique de la non mixitĂ© mais aussi sur l'importance du marxisme pour sortir de lâimpasse stratĂ©gique.
Les années 1970, la politisation et les luttes
Pour comprendre lĂ oĂč nous en sommes aujourdâhui, il est nĂ©cessaire de revenir sur le tournant des annĂ©es 70 et la rupture quâil a marquĂ© dans la politisation homosexuelle et a fortiori lesbienne. Non pas parce que nous verrions la construction de lâidentitĂ© uniquement par le biais de son prisme occidental, câest-Ă -dire schĂ©matiquement : Stonewall - SIDA - intĂ©gration, mais bien parce que la politisation qui existe Ă ce moment lĂ nous montre comment lâidentitĂ© peut devenir un vecteur de conscientisation et de mise en action. Autrement dit, comment dâopprimé·e·s, nous devenons sujets.
Pour autant, cela ne veut pas dire que lâidentitĂ© lesbienne ou homosexuelle nâexistait pas avant, car cette identitĂ© se construit Ă mesure quâelle est rĂ©primĂ©e, comme nous lâavons Ă©voquĂ© plus haut. Cela ne veut pas non plus dire quâelle ait existĂ© en tout temps et en tout lieu. En effet, dâun point de vue matĂ©rialiste, lâidentitĂ© ne peut se limiter Ă des pratiques ou des dĂ©sirs, il faut encore que ses pratiques et ses dĂ©sirs aient une rĂ©alitĂ© matĂ©rielle et collective dans le systĂšme dans lequel elles ont cours. Câest-Ă -dire quâon ne peut pas considĂ©rer les identitĂ©s LGBTI comme des identitĂ©s sorties ex nihilo, dâidĂ©es, de pratiques subversives isolĂ©es. Il convient au contraire de les comprendre comme directement liĂ©es au dĂ©veloppement des diffĂ©rentes phases de production du systĂšme capitaliste, et des modifications que ce dĂ©veloppement a causĂ© dans les rapports de genre.
Or, dans les annĂ©es 70 en France, mais aussi Ă dâautres endroits dans le monde, lâhomosexualitĂ© devient vecteur dâune forme de radicalitĂ© rĂ©volutionnaire alors quâelle est encore pĂ©nalisĂ©e et surtout encore massivement dĂ©considĂ©rĂ©e Ă gauche. Les positions de dirigeants du PCF ou de la CGT[1] Ă lâencontre de la âperversion petite-bourgeoiseâ montrent lâincapacitĂ© du mouvement ouvrier Ă poser les questions de sexualitĂ©.
Plus gĂ©nĂ©ralement au sein des partis, câest dans les courants staliniens que la violence Ă lâencontre de cette rĂ©flexion sur la sexualitĂ© est la plus forte. Ce dernier point poursuit lâhypothĂšse de âcontre-rĂ©volutionâ du stalinisme par rapport aux premiĂšres annĂ©es de la RĂ©volution Russe[2]. Ce qui est vrai pour le stalinisme lâest Ă©galement pour les autres courants communistes. De maniĂšre gĂ©nĂ©rale, on ne peut pas dire que le communisme ait Ă©tĂ© Ă la pointe de ce mouvement de questionnement de la sexualitĂ©, malgrĂ© la prĂ©sence de nombreuses militantes et militants homosexuel·le·s dans ces organisations. Si une commission homosexuelle est par exemple créée Ă la Ligue Communiste RĂ©volutionnaire Ă partir des annĂ©es 70, il faut attendre 1977 pour que celle-ci devienne nationale[3]. Et, cette mĂȘme annĂ©e, alors que le GLH (Groupe de LibĂ©ration Homosexuelle) dâAix-en-Provence dĂ©cide de se prĂ©senter aux Ă©lections municipales, on peut lire dans Rouge, journal officiel de la Ligue, une dĂ©nonciation de cette candidature, sous prĂ©texte quâil sâagirait dâune diversion par rapport Ă la lutte des classes[4].
Ce qui est vrai dans les annĂ©es 1970 lâest Ă©galement auparavant. Au dĂ©but du XXá” siĂšcle le mouvement communiste est plutĂŽt âtolĂ©rantâ sur la question homosexuelle, celle-ci est par exemple dĂ©pĂ©nalisĂ©e dans les premiĂšres annĂ©es de la RĂ©volution Russe. Toutefois peu de communistes Ă©crivent sur la question, Ă lâexception notable de Magnus Hirschfeld[5] et lâinstitut de sexologie. De maniĂšre gĂ©nĂ©rale, les questions de sexualitĂ© sont relĂ©guĂ©es comme secondaires Ă la lutte des classes par les communistes. Elles sont au mieux vues comme des pratiques Ă tolĂ©rer, au pire comme un dĂ©tournement du mouvement ouvrier, mais jamais comme un vecteur rĂ©volutionnaire en elles-mĂȘmes.
Mais malgrĂ© toutes ces difficultĂ©s, il est impossible de penser la construction de lâidentitĂ© homosexuelle ou lesbienne rĂ©volutionnaire sans la lier Ă la classe dâune part, et au mouvement ouvrier et communiste dâautre part. De maniĂšre similaire, on ne peut pas imaginer ce quâaurait donnĂ© le mouvement lesbien et homosexuel sans lâinfluence des mouvements autonomes, notamment fĂ©ministes, et sans lâinfluence quâa produit mai 68 sur la pĂ©riode. Ce nâest pas pour rien quâun des ouvrages majeurs de la littĂ©rature lesbienne, Les GuĂ©rillĂšres de Monique Wittig, paraĂźt en 1969 ou que le groupe lesbien non-mixte le plus connu sâappelle les Gouines Rouges. Si la tension entre le mouvement ouvrier mixte et le mouvement homosexuel est bel et bien prĂ©sente au cours de ces annĂ©es, lâeffacement ces vingt derniĂšres annĂ©es du rĂŽle central du marxisme dans la production de cette pensĂ©e homosexuelle rĂ©volutionnaire nâest pas la solution. Il ne peut produire quâun manque de comprĂ©hension de nos propres luttes.
Avant les années 1970, un militantisme homosexuel tourné vers le lobbying
Avant le tournant des annĂ©es 1970, une activitĂ© politique homosexuelle (quasi-exclusivement masculine) est organisĂ©e autour de revues comme Arcadie. Au-delĂ de simples revues, c'est tout un Ă©cosystĂšme communautaire qui se constitue autour, au sein du mouvement dit âhomophileâ. Une activitĂ© politique y existe, comparable Ă des formes de lobbying, surtout via l'intermĂ©diaire de son crĂ©ateur AndrĂ© Baudry. Lâobjectif principal est alors le besoin de respectabilitĂ© et l'intĂ©gration aux normes sociales bourgeoises. Arcadie compte plus de 10000 adhĂ©rents Ă la fin des annĂ©es 60 et 30000 Ă la fin des annĂ©es 70. Des dĂ©lĂ©gations existent dans d'autres villes que Paris et celles-ci font partie des rares espaces de sociabilitĂ© homosexuelle avant les annĂ©es 70 (en excluant le cruising).
Les relations politiques de Baudry permettent une relative tranquillitĂ© autour des activitĂ©s d'Arcadie, lĂ oĂč les autres revues homosexuelles de lâĂ©poque n'ont pratiquement jamais pu survivre plus d'un ou deux numĂ©ros. Arcadie s'ouvre aux lesbiennes Ă la fin des annĂ©es 60. Selon le rapport contre la normalitĂ© du FHAR (Front Homosexuel dâAction RĂ©volutionnaire), elles seraient 300 adhĂ©rentes en 1969 (contre 11500 hommes homosexuels). Cependant, elles ne parviennent pas Ă se faire une place au sein du mouvement homophile et leurs relations avec Baudry sont trĂšs mauvaises. C'est pourquoi une partie d'entre elles fondent le FHAR en 1971 avec des militantes lesbiennes du MLF (Mouvement pour la LibĂ©ration des Femmes) et des membres d'un groupe de jeunes gays d'Arcadie, eux aussi en mauvais termes avec Baudry et sa ligne. Câest lâaction coup dâĂ©clat lors de lâĂ©mission de radio âLâhomosexualitĂ© ce douloureux problĂšmeâ du 10 mars 1971 qui en est lâacte fondateur. Celui-ci revendique lâĂ©clatement de la norme hĂ©tĂ©rosexuelle dans le journal TOUT !  du groupe Maoiste VLR (Vive la RĂ©volution) puis dans son Rapport contre la normalitĂ©.Â
En vĂ©ritĂ©, la crĂ©ation du FHAR est baignĂ©e de lâinfluence Ă©mergente du mouvement fĂ©ministe, qui sâest construit de maniĂšre autonome de la gauche et du mouvement ouvrier. Par ailleurs, ces derniers font peu de cas des vellĂ©itĂ©s des fĂ©ministes et a fortiori des homosexuels. Ces deux rĂ©alitĂ©s rendent impossible la construction dâun front commun. Cela est particuliĂšrement vrai quand on voit que la tentative de participation de militant·e·s du FHAR et du MLF Ă la manifestation du 1er mai 1971, sous la banderole âĂ bas la dictature des normauxâ, est violemment rĂ©primĂ©e par la CGT. LâannĂ©e mĂȘme de sa fondation, en 1971, les lesbiennes du FHAR se rĂ©unissent en parallĂšle et organisent avec dâautres militantes du MLF les Gouines Rouges. La crĂ©ation des Gouines Rouges rĂ©pond Ă un double enjeu. Au sein du MLF, bien que les lesbiennes y soient sur-reprĂ©sentĂ©es, les questions en lien avec le lesbianisme sont marginalisĂ©es. Au sein du FHAR, qui a Ă©tĂ© fondĂ© en majoritĂ© par des lesbiennes, celles-ci sont trĂšs vite mises en minoritĂ© par les gays qui rejoignent massivement le collectif. Bien que la lutte contre le patriarcat soit revendiquĂ©e, les lesbiennes y subissent quand mĂȘme de la misogynie. Cette premiĂšre expĂ©rience revendiquĂ©e de mixitĂ© peine donc Ă se concrĂ©tiser. Par ailleurs, lâexpĂ©rience des Gouines Rouges ne dure pas beaucoup plus longtemps que le FHAR puisque lâactivitĂ© du groupe sâarrĂȘte dĂšs 1973. Ainsi, bien que ces groupes aient Ă©tĂ© retenus par lâHistoire, ils sont restĂ©s une tentative trĂšs Ă©phĂ©mĂšre.
Militantisme lesbien, mixité et non-mixité
La question de la mixitĂ© est centrale dans les dĂ©bats lesbiens des annĂ©es 70 et 80. Cette tension permanente se fait avec la difficultĂ© de militer et de trouver sa place dans des organisations mixtes (politiques et syndicales), bien quâil sâagisse pour beaucoup de militantes rĂ©volutionnaires convaincues par la lutte des classes. MalgrĂ© cette tension, les militantes lesbiennes sont prĂ©sentes dans ces organisations. Elles poussent les revendications fĂ©ministes et homosexuelles en interne. Ainsi, Ă partir de la fin des annĂ©es 70 et le dĂ©but des annĂ©es 80 avec la dĂ©pĂ©nalisation de lâhomosexualitĂ©, lâensemble des partis du mouvement ouvrier modifient progressivement leurs positions et leur politique envers les homosexuel·le·s. Câest la rĂ©sultante du combat de ces militant·e·s homosexuel·le·s dans leur propres organisations, ainsi que du rapport de force interne/externe poussĂ© par les mouvements autonomes qui gagnent de lâampleur, bien plus que de lâopportunisme des partis.
Mais si la prĂ©sence de militantes lesbiennes montre que la mixitĂ© est une stratĂ©gie de lutte, il nâen demeure pas moins que la non mixitĂ© a Ă©tĂ© revendiquĂ©e au sein du mouvement lesbien. Cette non mixitĂ© est alors de deux types : une non-mixitĂ© du groupe des femmes dâune part ou non mixitĂ© homosexuelle dâautre part.
En effet, un nombre important de lesbiennes considérent que le combat contre le patriarcat se fait au sein du mouvement féministe et revendiquent ainsi une non mixité féminine. C'est pourquoi de nombreuses lesbiennes ont continué à militer au sein d'organisations comme le MLF, le MLAC (Mouvement pour la Liberté de l'Avortement et de la Contraception) ou d'autres organisations en lien avec la santé des femmes.
Tout au long des annĂ©es 70, la mixitĂ© au sein du mouvement homosexuel entre lesbiennes et pĂ©dĂ©s peine Ă se construire. Les GLH (Groupes de LibĂ©ration Homosexuelle) sont principalement masculins dans les grandes villes, et les lesbiennes qui militent hors du mouvement fĂ©ministes se retrouvent surtout dans des groupes tel que le MIEL (Mouvement dâInformation et dâExpression des Lesbiennes) ou le GLF (Groupe des Lesbiennes FĂ©ministes). Comme le montre Justine Fourgeaud[6], câest au sein du CUARH (ComitĂ© dâUrgence Anti RĂ©pression Homosexuelle) quâune mixitĂ© relative mais rĂ©elle parvient Ă sâorganiser concrĂštement.
Le CUARH se fonde Ă la suite des UniversitĂ© dâĂtĂ© Homosexuelles de 1979 Ă Marseille, et a comme objectif de coordonner les groupes homosexuels Ă lâĂ©chelle nationale. Il lutte contre les interdictions professionnelles qui, de fait, excluent les homosexuels de la fonction publique. Par la suite, la mobilisation se porte sur les dispositifs du code pĂ©nal ainsi que policier qui criminalisent lâhomosexualitĂ©, jusquâĂ leur abrogation totale en 1982. Cette abrogation nâest adoptĂ©e quâaprĂšs de longues campagnes et une forte pression exercĂ©e sur le gouvernement de Mitterrand afin que celui-ci tienne ses promesses de campagne.
Bien que le CUARH se revendique mixte dĂšs sa crĂ©ation, les groupes lesbiens ne le rejoignent quâĂ partir du dĂ©but des annĂ©es 80 (en 1983, ils ne reprĂ©sentent que 14 groupes sur les 61 qui composent le CUARH). Dans un premier temps, cette mixitĂ© est surtout motivĂ©e par une volontĂ© stratĂ©gique de convergence des luttes entre mouvement homosexuel et mouvement fĂ©ministe. De plus, dans les villes plus petites, la mixitĂ© est souvent rendue nĂ©cessaire pour pallier l'absence de forces militantes suffisantes. Par la suite, le travail commun sur la rĂ©pression lĂ©gale favorise l'Ă©mergence dâune identitĂ© homosexuelle commune. En effet, les lesbiennes subissent peut-ĂȘtre moins de harcĂšlement policier, mais elles se mobilisent contre dâautres formes d'oppression, comme par exemple la perte de la garde dâenfant pour motif dâhomosexualitĂ©. Toutes ces questions idĂ©ologiques, stratĂ©giques ou mĂȘme de fonctionnement concret font lâobjet de nombreuses discussions, qui se retrouvent notamment dans Homophonie, la revue du comitĂ©.Â
Les lesbiennes qui font le choix de la mixitĂ© au sein du CUARH se retrouvent plus particuliĂšrement contraintes de justifier cette mixitĂ©. En particulier face aux attaques des groupes de lesbiennes radicales comme les Lesbiennes de Jussieu ou le Front des Lesbienne Radicales qui rejettent le sujet âfemmeâ et refusent la possiblitiĂ© dâune lutte commune avec les fĂ©ministes hĂ©tĂ©rosexuelles et les hommes. Parmi ces justifications, souvent assez rĂ©formistes, il y a lâidĂ©e que le CUARH est la seule possibilitĂ© de lutter contre la rĂ©pression pĂ©nale, dans lâidĂ©e dâamĂ©liorer les conditions de vie.
Ă la suite de la dĂ©criminalisation en 1982, le mouvement perdant sa raison premiĂšre dâĂȘtre, il ne parvient pas Ă se maintenir en activitĂ© trĂšs longtemps. De plus, il est rapidement marginalisĂ© par de nouvelles gĂ©nĂ©rations dâhomosexuel·le·s qui ne se reconnaissent plus dans lâactivitĂ© politique, et dont la sociabilitĂ© passe maintenant par le dĂ©veloppement dâune vie associative et dâun capitalisme homosexuel naissant[7]Les difficultĂ©s de ces militantismes sous une forme ou une autre de mixitĂ© incitent certaines militantes Ă adopter une posture revendiquant une forme de non-mixitĂ© ou de sĂ©paratisme lesbien. Les Gouines Rouges en est le premier exemple, quand bien mĂȘme elles continuent dâĂȘtre en lien avec le MLF et de sâadresser principalement Ă elles. Plus tard, une partie d'entre elles se radicalisent davantage et rejettent plus fortement les deux mouvements (fĂ©ministe et homosexuel). C'est le cas par exemple de Monique Wittig qui oppose aux "lesbiennes fĂ©ministes" son "lesbianisme politique", revendiquant que les lesbiennes ne sont pas des femmes, et qui ne voit que trĂšs peu d'intĂ©rĂȘt dans le militantisme gay car les hommes, mĂȘmes homosexuels, garderont toujours une position de "phalocrate". Cette position trouve une place importante dans lâhistoriographie transpĂ©dĂ©gouine en particulier due Ă la production intellectuelle et thĂ©orique importante de Wittig. Cependant elle reste une position marginale qui nâest pas sans impasse car elle fait fi de comprendre que rares sont les lesbienne Ă nâĂȘtre pas des femmes, Ă nâĂȘtre pas des ouvriĂšres, Ă nâĂȘtre pas uniquement des lesbiennes. Mais surtout parce quâelle se retrouve dans une impasse stratĂ©gique dont la suite des luttes LGBTI ne sont pas exemptes : une fois que lâon a effectuĂ© le sĂ©paratisme, comment renverser le systĂšme qui produit notre oppression et empĂȘche notre Ă©mancipation ?Â
Les annĂ©es SIDA, les lesbiennes et lâintĂ©gration
Les annĂ©es 1980 marquent un tournant dans lâactivitĂ© politique homosexuelle avec la lutte contre l'Ă©pidĂ©mie de SIDA. La communautĂ© lesbienne sâillustre alors par son activisme, en soutenant politiquement les personnes ayant contractĂ© la maladie mais aussi en leur apportant des soins, dans une indiffĂ©rence gĂ©nĂ©rale. Le contexte de lâĂ©pidĂ©mie avec la mort de milliers dâhomosexuels, les consĂ©quences de la dĂ©pĂ©nalisation de lâhomosexualitĂ© mais aussi lâexercice de la gauche au pouvoir modifient concrĂštement la situation matĂ©rielle des lesbiennes et homosexuels. La gauche au pouvoir et son lien avec les revendications homosexuelles et fĂ©ministes permettent une voie dâinstitutionnalisation de nos mouvements et une forme de dĂ©faite du mouvement ouvrier dans ces annĂ©es-lĂ , quand bien mĂȘme certaines revendications sont alors acquises (dĂ©pĂ©nalisation, PACS, puis mariage). Mais cela consacre aussi la stratĂ©gie de lobbyisme suivie par les associations communautaires souvent liĂ©es Ă la gauche rĂ©formiste et en particulier au Parti Socialiste. On voit alors la communautĂ© devenue LGBTI sâintĂ©grer progressivement et vivre une forte dĂ©politisation. Face Ă cela, câest la naissance de thĂ©ories radicales qui sâopposent Ă lâintĂ©gration de la majoritĂ© de la communautĂ©. Le divorce avec le mouvement ouvrier est alors presque total et empĂȘche une position autre que minoritaire.Â
Conclusion
Le sĂ©paratisme et les formes de non mixitĂ© lesbienne ont Ă©tĂ© la production dâune Ă©poque liĂ©e Ă lâincapacitĂ© du mouvement ouvrier Ă non seulement intĂ©grer la communautĂ© LGBTI comme Ă©tant constituante de la classe, mais surtout Ă ne pas remettre en cause lâhĂ©tĂ©rosexualitĂ© comme structure du systĂšme capitaliste. Un rapport de force a Ă©tĂ© induit par la constitution du mouvement autonome des femmes et des homosexuels se rĂ©clamant partie constitutive du mouvement ouvrier et de la gauche, mĂȘme si cela ne sâest pas fait sans tension. Câest ce qui a permis Ă celles-ci de gagner une place dans les organisations et des revendications permettant lâamĂ©lioration des conditions matĂ©rielles des homosexuel·le·s.
Mais comprendre notre histoire, câest aussi ne pas lui cracher dessus parce que nous en sommes les hĂ©ritiĂšr·e·s tout en tirant des leçons. En cela, si le mouvement ouvrier est comptable de la production du sĂ©paratisme, si celui-ci peut ĂȘtre un outil, il ne peut ĂȘtre une stratĂ©gie. Plus que jamais, comprendre que notre oppression est produite par le capitalisme et que lâunitĂ© de la classe permettra de dĂ©truire le systĂšme capitaliste, est vital. Câest pourquoi aux inverti·e·s nous pensons une stratĂ©gie de massification sans aucune illusion envers le rĂ©formisme, ou autrement dit comme lâĂ©crivait Karl Marx : âUne idĂ©e devient une force quand elle sâempare des massesâ.Â
[1] Quand nos désirs font désordre. Une histoire du mouvement homosexuel 1974-1986, Mathias Quéré.
[2] Thermidor au foyer dans La révolution trahie, Léon Trotsky, 1936.
[3] Lesbiennes, pĂ©dĂ©s, arrĂȘtons de raser les murs. Luttes et dĂ©bats des mouvements lesbiens et homosexuels (1970-1990) sous la direction de H. Bouvard, I. Eloit, M. QuĂ©rĂ©. Chapitre 1 : Splendeur et misĂšre des Alliances. La Commission Nationale Homosexuelle de la LCR (1975-1983) et la fabrique dâune coalition pour le mouvement homosexuel. Par Corto le Perron.
[4] Qui sÚme le vent récolte la tapette, Une histoire des groupes de libération homosexuels en France de 1974 à 1979, Mathias Quéré.
[5] Toute une vie : Magnus Hirschfeld (1868-1935), à la défense du troisiÚme sexe. 2025, Camille Desombre, France Culture. https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/toute-une-vie/magnus-hirschfeld-1868-1935-a-la-defense-du-troisieme-sexe-6853967
[6] Lesbiennes, pĂ©dĂ©s, arrĂȘtons de raser les murs. Luttes et dĂ©bats des mouvements lesbiens et homosexuels (1970-1990). Collectif, 2023, Ăditions la Dispute. Chapitre 7 : LâĂ©preuve de la mixitĂ© homosexuelle. Les militantes lesbiennes au sein du CUARH. Par Justine Fourgeaud.
[7] Quand nos dĂ©sirs font dĂ©sordre. Un histoire du mouvement homosexuel en France, 1974-1986. Mathias QuĂ©rĂ©, 2025, Lux Ăditeur.